Stravinsky et le téléchargement de masse

Publié le 10 Avril 2008

Reflexion saisissante à l'heure du gavage musical quotidien, des hypes en série, et du piratage massif.

«La propagation de la musique par des moyens mécaniques, comme le disque, et sa diffusion par la radio, ces formidables conquêtes de la science, qui ont toutes les chances de s’élargir encore davantage, méritent quant à leur importance et à leurs effets dans le domaine de la musique un examen des plus attentifs. Evidemment, la possibilité pour les auteurs et les exécutants d’atteindre les grandes masses, et la facilité pour celles-ci de prendre connaissance des œuvres musicales constituent un avantage indiscutable. Mais il ne faut pas se dissimuler que cet avantage présente en même temps un grand danger. Autrefois un Jean-Sébastien Bach était obligé de faire dix lieues à pied pour aller dans une ville entendre Buxtehude dans ses œuvres. Aujourd’hui l’habitant de n’importe quel pays n’à qu’à tourner un bouton ou faire marcher un disque pour obtenir l’audition d’une pièce de son choix.
Eh bien ! c’est précisément dans cette facilité inouïe, dans cette absence de tout effort que siège le vice de ce soi-disant progrès. Car dans la musique, plus que dans tout autre branche de l’art, la compréhension n’est donnée qu’à ceux qui y apportent un effort actif. La réception massive ne suffit pas. Ecouter certaines combinaisons de sons et s’y habituer automatiquement n’implique pas nécessairement le fait de les entendre et de les saisir, car on peut écouter sans entendre, comme on peut regarder sans voir. L’absence d’un effort actif de leur part et leur goût qu’ils prennent à cette facilité& rendent les gens paresseux. (…)
Ainsi les facultés actives, sans la participation desquelles on ne saurait s’assimiler la musique, s’atrophient peu à peu chez à l’auditeur à force de ne plus être exercés. Cette paralysie progressive entraîne des conséquences extrêmement graves. Sursaturés de sons, blasés sur leurs combinaisons les plus variés, les gens tombent dans une sorte d’abrutissement qui leur élève toute capacité de discernement et les rend indifférents à la qualité même des morceaux qu’on leur sert. Il plus que probable qu’une pareille suralimentation désordonnée leur fera bientôt perdre l’appétit et le goût de la musique. Certes, il y aura toujours des exceptions, des personnes qui, dans le tas, sauront choisir ce qui leur plaît. Mais en ce qui concerne les masses, on a toutes les raisons de craindre que, au lieu de développer en elles l’amour et la compréhension de la musique, les moyens modernes de la répandre ne les amènent à des résultats exactement contraires, c’est à dire à l’indifférence ainsi qu’à l’impuissance de s’y reconnaître, de s’y orienter et d’éprouver une réaction de quelque valeur.»

Igor Stravinsky, Chronique de ma vie, 1935 

Extrait cité par Olivier sur citizenjazz et repris par Christian sur le forum de Fake for real.

Rédigé par Boeb'is

Publié dans #Blabla

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B
<br /> très intéressant merci pour le commentaire érudit !<br />
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M
<br /> « Il n’y a pas de doute que la radio<br /> est une ennemie, au même titre que le gramophone et le film sonore. Une ennemie impitoyable, qui gagne irrésistiblement du terrain. Lutter contre elle est sans espoir.<br /> Voici quels sont ses plus funestes<br /> méfaits :<br /> 1. Elle accoutume notre oreille à<br /> une sonorité vulgaire et innommable, à un gargouillis d’imprécision et de confusion qui exclut toute audition distincte. Le pire est peut-être que l’attitude du public envers cette sonorité va se<br /> modifier : pour le moment on l’accepte, bonne ou mauvaise, en sachant qu’elle prétend reproduire le timbre d’un certain instrument et en sachant qu’il existe aussi d’autres sonorités, notamment<br /> la sonorité de cet instrument lui-même telle que nous l’avons connue jusqu’ici. Mais à mesure que nous nous y habituerons, elle finira par nous servie de critère de beauté sonore et nous la<br /> trouverons supérieure à celle de tous les instruments qui étaient utilisés dans l’orchestre.<br /> 2. Elle nous inonde d’un vrai raz de<br /> marée de musique. C’est peut-être ici que la terrifiante expression « consommer de la musique » aura trouvé sa justification. Car ce perpétuel drelin, qui résonne sans s’occuper de savoir si on<br /> en a ou non envie, si on peut ou non l’entendre, si on peut ou non en tirer quelque chose, va nous conduire à un point où toute musique aura été consommée, vidée de sa substance. Du temps de<br /> Busch, on trouvait parfois (pas toujours, à vrai dire !) que la musique « dérangeait ». Il viendra un temps où elle ne dérangera plus personne ; on se sera endurci contre ce bruit particulier<br /> aussi bien que contre n’importe quel autre. (…)<br /> Je ne veux pas me montrer trop<br /> pessimiste, car il n’est pas de catastrophe dont on ne puisse tirer quelque parti ; je ne veux pas non plus me montrer trop optimiste, car les choses trouvent toujours le moyen de tourner de mal<br /> en pis. Mais on peut quand même espérer que ce raz de marée de musique pourra avoir un heureux effet, en ce que tout être humain finira un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre, par être<br /> remué, saisi, empoigné, réduit à merci par la musique. Pour les artistes qui servent de vedettes aux émissions, on peut espérer que leur influence ne sera pas plus nocive que celle de la<br /> littérature quotidienne des journaux. Lorsque je me rappelle que la découverte de l’imprimerie eut pour résultat de faire pratiquement disparaître l’analphabétisme, je me reprends à espérer. Mais<br /> lorsque je vois l’influence et le pouvoir qu’ont réussi à s’arroger certains, qui sont tout juste parvenus – et avec quelle peine ! – à assimiler l’alphabet, je me reprends à être pessimiste.<br /> »<br /> <br /> Arnold Schoenberg, Le Style et<br /> L'idée, 1930.<br />
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B
Je suis d'accord avec toi et je n'irais jamais craché sur les potentialités que nous offre internet pour découvrir de nouveaux artistes. Ce que dit Stravinsky et qui est très fort c'est qu' "on peut écouter sans entendre, comme on peut regarder sans voir"; il ne suffit pas d'avoir accès grace au net à des groupes géniaux pour avoir l'idée de les écouter, et surtout de les comprendre si on essai. Comme tu le dis, tout dépend des individus, mais l'abondance en elle même ne suffit pas. Au fonds, c'est pas très original comme idée, mais c'est juste très cool de voir qu'elle a pu être prononcée avec autant de clarté, il y a 70 ans.Et quand il parle du problème de la "suramilentation", je trouve ça très vrai aussi, ça rejoint ce que j'ai déjà ressenti après avoir passé plusieurs heures sur le net à papilloner de morceaux en morceaux et au final n'avoir rien écouté vraiment.Mais comme tu le dis, ça ne date pas d'hier! ni même d'avant-hier!
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G
Salut !ça faisait un petit moment que je n'étais pas passé par chez toi... et j'ai manqué pas mal de choses !Pour ce qui est du sujet... je suis partagé. Bien entendu, ce que dit Stravinsky est très intéressant, plein de bon sens, et assez juste. Certes, il y a ce côté "gavage", "surabondance", manque d'effort... mais de l'autre, tout dépend des individus. On peut se "promener" intelligemment à travers une multitude d'oeuvres... tout comme il y a des gens qui écoutent "bêtement" toujours le même artiste.Le vrai probème (qu'évoque Stravinsky), c'est l'attention qu'on porte à la musique... mais on n'a pas attendu la "diffusion de masse" pour l'écouter distraitement, sans profondeur. Au XVIII° et XIX°, dans les salles d'opéra italiens, c'était souvent la foire, on discutait, on mangeait... pendant l'opéra... alors qu'écouter de la musique n'était pas si facile et habituel qu'aujourd'hui... 
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B
la coincidence est marrante :)
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